D’aussi longtemps que j’ai appris à l’identifier parmi ses voisins, le Cheval Blanc a toujours bénéficié à mes yeux d’un statut à part. À l’instar de ces cimes parfaitement identifiables émergeant d’un brouillon intraduisible de sommets, il a toujours été pour moi un jalon me permettant de me repérer dans le paysage complexe des Préalpes. Son ascension longtemps remisée à plus tard s’est finalement concrétisée dans l’improvisation. Pour vous la raconter, l’envie m’a pris de me détacher d’un récit classique pour emprunter une nouvelle voie – voix ? – issue du roman et de la fiction. L’occasion d’explorer une nouvelle forme de conte et de se démarquer en proposant une expérience de lecture inédite et différente au lecteur/trice. J’espère que cet essai vous plaira et vous donnera envie de marcher dans nos pas vers le sommet du Cheval Blanc.
Difficulté : assez difficile | Distance : 20 km | Dénivelé : 1320 m | Durée : 7h40 | Cartes : IGN TOP25 1/25000è 3440ET – Digne-les-Bains, Vallée de la Bléone
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PROLOGUE : UN VIEUX RÊVE DE CHEVAL
Depuis toutes ces années passées à explorer la région en repoussant toujours plus loin les limites de ce que nous aimions à définir comme notre territoire connu, le Cheval Blanc avait toujours fait office de repère pour Raphaèle et moi. C’était l’un de ces points hauts facilement reconnaissables qui déclenchait instantanément chez nous une frénésie d’identification de tout ce qui ressemblait de près ou de loin à un sommet.
La première fois que nous l’avions aperçu remonte à une paire d’années. Je me souviens encore de la clarté irréelle de ce large versant qui s’étirait alors avec une homogénéité confondante dans le paysage. Depuis les hauteurs du col de Clapouse, où nous nous trouvions en bivouac ce soir-là avec la petite, je revois clairement cet énigmatique Cheval Blanc luire d’un éclat plus vif que les autres.
De cette position, séparés seulement de lui par la vallée du Bès et de la Bléone, ainsi que par la crête sud du Blayeul, le versant ouest du Cheval Blanc s’érigeait en premier rempart solide face aux puissantes cimes du Haut-Verdon et du Mercantour.
Était-ce un tardif manteau hivernal ou simplement la nature de sa roche qui lui conférait cette pâleur atypique ? On était alors début mai, quand l’hiver s’attarde parfois encore un peu dans les pattes du printemps. La neige pouvait être une réponse à la question mais probablement était-ce plutôt le résultat d’un effet d’optique ou le fruit inattendu d’un excédent d’enthousiasme…
Le fait était que le Cheval Blanc venait de rentrer dans nos radars et que, plus d’une fois, l’occasion de le voir surgir depuis les sommets et points hauts que nous nous préparions à conquérir tous les deux année après année allait se reproduire. Au point de passer du statut de simple jalon visuel à celui d’objectif à atteindre.
Depuis cette rencontre, j’avais fini par apprendre par coeur la place et le dessin si particulier de ce petit massif sur mes cartes IGN. Je savais, notamment depuis une randonnée improvisée au Sommet du Couard en 2021, qu’aucun accès ne pouvait ainsi être envisagé sans risque depuis sa façade ouest.
Je m’étais usé les yeux à chercher partout des témoignages à même de valider l’emprunt hasardeux de la crête de Chabane, unique passerelle pour imaginer gagner les crêtes du Cheval Blanc depuis l’ouest et le col de la Cine. Tout ça pour découvrir qu’une randonneuse y avait tragiquement perdu la vie en 2017.
Enchâssé dans un système de bas reliefs complexe, le Cheval Blanc faisait donc figure de forteresse cathare, interdisant tout projet de conquête à quiconque y tentait sa chance depuis ailleurs que son flanc oriental. Toute autre attaque à la journée était instantanément reléguée dans un cul-de-basse-fosse réduisant le point de départ à un seul et unique endroit : Château Garnier.
UNE CHAPELLE IN EXTREMIS
Nous avions donc fini par nous ranger à l’idée d’un départ depuis Château Garnier, communément considéré comme le seul possible sur tous les descriptifs consultés s’intéressant à ce sommet. Quand bien même il allait de pair avec un fastidieux trajet en voiture supérieur à deux heures.
Sur la carte, la paisible bourgade rattachée à la commune de Thorame-Basse, ne paraissait pourtant pas si loin d’Aix-en-Provence et rejoindre, dans un premier temps, Digne-les-Bains s’était effectué moyennant une durée de route raisonnable.
Il n’existait cependant aucune route pour franchir ensuite l’impressionnante Barre des Dourbes et seul un patient détour par Barrême, le long de l’Asse, était en mesure de nous ouvrir les portes de cette partie du Haut-Verdon dans lequel s’ancrait la Montagne du Cheval Blanc.
Ce jour-là, l’automne pointait timidement son nez. On avait laissé derrière nous un brouillard cafardeux qui s’éternisait sur la vallée de la Durance, claquant la porte à la grisaille une fois le plateau de Valensole atteint. Sur ses hauteurs, le soleil avait soudain déferlé comme une immense vague sur des rangées de lavande à la beauté fanée.
Une longue ligne de sommets fermait cet horizon floral, à commencer par le Montdenier, souvenir encore frustrant d’un but inattendu, que suivait, pêle-mêle et plus au nord, la masse convoitée de l’Estrop et la bosse de chameau de La Moutière, atteinte à la veille de l’hiver l’an passé. Entre le premier et le dernier, la table aux formes régulières du Cheval Blanc baignait dans la lumière immaculée du matin.
Sur la Route Napoléon qui conduisait à Barrême, des travaux n’en finissaient pas de faire jouer à l’élastique des files de véhicules impatients. Je fulminais au volant. Dix heures étaient passées quand on atteignit finalement Saint-André-les-Alpes où j’engageai notre voiture dans la sombre vallée de l’Issole, un couloir forestier encaissé traversé par une petite route départementale.
Près de douze kilomètres privés de lumière jusqu’à finalement surgir dans un espace baigné de soleil où des hommes pugnaces avaient bâti des villages et défriché la terre. Un appendice de vie et de cultures jailli de la rive droite du Verdon qui coulait sagement à seulement quelques lieues à l’est, me rappelant de vieilles aventures (voir l’épisode Grand Trek du Verdon, 1ère partie).
Un coup de volant peu après la sortie de La Bâtie tira brusquement Raf du sommeil dans lequel elle plongeait irrémédiablement quelques kilomètres avant l’arrivée. Je lui jetai un coup d’oeil amusé, répondant à la question qu’elle formulait déjà sur ses lèvres avant même qu’elle ne l’ait posée.
Nous partirions finalement de la petite chapelle Saint-Thomas, sacrifiant ainsi à la tradition d’effectuer autant que possible nos randonnées en boucle. Je prétextai un horaire de départ trop tardif mais mentionnai également la monotonie de la longue piste forestière du vallon de l’Estelle, point de départ acté par la plupart des randonneurs stationnant à Château Garnier.
Ç’aurait été le segment d’échauffement de trop sur une boucle qui s’apprêtait à taquiner les vingts kilomètres pour flirter avec les 1300 mètres de dénivelé. Après deux heures de route qui en avaient paru le double, la seule pensée de passer la suivante à user mes semelles sur une piste de fond de vallée ennuyeuse m’avait convaincu de consacrer la petite chapelle Saint-Thomas comme point de départ et d’arrivée de notre projet d’ascension du Cheval Blanc.
LA CABANE DU CHEVAL BLANC
Au débouché des dernières maisons, la chapelle Saint-Thomas veillait sur un horizon de prairies ouvert aux quatre vents ainsi que sur un petit cimetière accolé à son choeur. Un tilleul centenaire lui faisait de l’ombre à l’opposé, sur un parvis étroit au-dessus duquel le bâti affichait porte close. L’édifice, modeste dans ses dimensions et son apparence, abritait pourtant un trésor.
À l’intérieur, une fresque du Christ en Majesté et des quatre Évangélistes, datée du 12ème siècle, lui a ainsi valu une inscription aux Monuments Historiques en 1952. Une consécration pour cette ancienne église paroissiale, tombée en ruines après son abandon pour celle de Château Garnier en 1859 et à laquelle un élan populaire permettra de renaître de ses cendres en 1905.
Au-delà, un chemin carrossable qui semblait tracé à la craie traversait le plan de Saint-Thomas. Aujourd’hui emprunté par les marcheurs en route pour la Grande Traversée des Préalpes, il était hier fréquenté par les muletiers qui faisaient le trajet du Verdon à Digne en franchissant le col de Séoune. Nous ne le franchirions pas, obéissant plutôt à l’injonction d’un poteau signalétique de bifurquer en direction de la cabane du Cheval Blanc.
Anonyme sous une végétation disparate camouflée en broussailles, l’ancien canal de La Batie, ouvert en 1868 pour alimenter le plan de Saint-Thomas, était traversé plus loin par l’itinéraire partant à l’assaut de la colline de Côte Rousse.
Dissimulé sous la pinède, un sentier agréable franchissait plus haut le ravin de Riou d’Avis et s’élevait ensuite paresseusement vers la Saule dont il contournait le sommet par le flanc est. Le décor, sensiblement fermé et répétitif, nous dévoilait essentiellement de grands versants forestiers colonisés par les résineux ainsi que des pistes sur lesquelles Raphaèle imaginait des camions chargés de brebis montant vers l’alpage dans des nuages de poussière.
Cette partie de l’ascension fut effectuée d’un pas assez soutenu, l’effort demeurant intimement lié à notre manière de randonner. Après la bosse boisée de Favier, une série de ressauts nous fit dépasser la cime des arbres. La large saillie du chemin y dessinait un serpent de roches brisées ondulant sur le faite d’une crête à l’arrondi généreux.
Dans notre dos, les verts luisants de la plaine de Thorame-Basse avaient presque disparu, remplacés par des dégradés de reliefs de sommets étirés et peu marqués. Celui du Petit Cordeil imposait une présence forte, relayé au nord par ceux, plus discrets à cette distance, du Grand Coyer et du Rocher du Carton.
Les espaces dénudés du Cheval Blanc triomphaient désormais au-dessus des dernières lignes de mélèzes, répartis en ondulations lascives qui passaient d’un vallon à l’autre jusqu’au sommet de la Mulatière, point le plus septentrional de l’ensemble.
Raphaèle m’interrogea du regard au niveau d’un nouveau poteau indicateur, avide de poursuivre cette ascension au goût de mise en bouche. Je secouai cependant la tête, persuadé d’avoir vu passer l’éclair fugitif de la déception dans son regard. Je lui expliquai, rassurant, que c’était notre chemin du retour et que, pour l’heure, il était préférable d’atteindre la cabane pour le déjeuner.
Il garda en revanche pour lui l’espoir secret d’y trouver de l’eau, histoire d’affronter le reste de l’ascension dans de bonnes conditions cet après-midi. Si le soleil de septembre se faisait moins combatif que celui du plein été, il savait que leurs besoins en eau allaient toujours croissants dans la deuxième partie de la journée.
Située à peine à une vingtaine de minutes de l’intersection, la cabane du Cheval Blanc était posée sur un tertre évasé que ceinturaient inégalement des ilots de mélèzes. Un sentier surgissant du bois serpentait jusqu’à la frontière de son enclos extérieur.
C’était une belle construction en pierres de taille grises que prolongeaient des extensions de bois sombre. Des panneaux en aluminium rapidement ajustés faisaient office de toit. Aucune présence humaine à l’horizon mais une fenêtre entrouverte dans la remise et les restes d’un café sur une table extérieure trahissaient que l’estive n’était sans doute pas finie.
Ma gourde en main, j’hésitais cependant à entrer pour atteindre le petit robinet que j’apercevais raccordé à un tuyau de conduite noir, près de la porte d’entrée. Le respect de la tranquillité du berger l’emporta finalement, qu’importe qu’il fut physiquement là ou pas. Tant pis, il faudrait faire avec ce qui resterait d’eau à l’issue du déjeuner.
Malgré qu’on ait été encore en semaine et hors vacances scolaires, nous n’étions pas les seuls à profiter des pelouses tirant sur le jaune qui tapissaient les extérieurs du lieu. Un couple de randonneurs de Manosque y était monté en repérage pour une future sortie de leur association de marche. On avisa également une promeneuse solitaire qui n’alla pas plus loin que les murs de la bâtisse pastorale.
La cabane du Cheval Blanc constituait dans le secteur un but de randonnée en soi, soigneusement balisé depuis Château Garnier et affichant au compteur un dénivelé plutôt maîtrisé de 760 mètres pour une distance de 14 kilomètres. C’était les chiffres que j’avais recueilli sur mon téléphone en cherchant à en savoir plus sur l’endroit.
Le plus étonnant demeurait sans doute le niveau de difficulté associé à la boucle sur les pages institutionnelles. On n’en revenait toujours pas de ce « niveau noir – très difficile » affiché par exemple sur le site de Verdon Tourisme ! Comment qualifier alors l’ascension du Cheval Blanc à venir ? D’alpinisme ? À n’entreprendre qu’avec un guide peut-être ?
Ce genre de qualification surévaluée me sidérait. Révélait-elle une forme de méconnaissance de leur propre territoire par les professionnels chargés de le vendre au public ? Ou bien répondait-elle à une stratégie volontaire de leur part pour limiter les flux ou orienter la demande vers des agences ou guide locaux ?
Tout à ces réflexions, je perdis la trace des balises sitôt la marche reprise. Une certaine confusion perturbait la signalétique aux abords de la cabane. Passant au-dessus de celle-ci, j’entraînai Raphaèle à ma suite en direction du vaste pan incliné dévalant depuis les hauteurs, convaincu d’y croiser la trace évanouie. Un cairn à l’entrée d’une coulée de pierres me confirma rapidement ce bon choix.
LA ROUTE VERS LE SOMMET
La suite consistait en un itinéraire en balcon à la pente peu prononcée et qui, avec une forme d’application scolaire, s’amusait à arrondir le long des creux et des bosses du relief. Une marche patiente dans les grands espaces dénudés de deux larges combes dorées par le camaïeu jaune d’un automne encore jeune.
Parfaitement dessinées dans l’azur profond d’un ciel sans nuage, les crêtes semblaient toujours loin, refusant de céder le moindre pouce de terrain à un sentier baladant le marcheur plus souvent qu’il ne le propulsait vers elles.
Sous l’arrondi du sommet des Croquets, le versant bomba le torse, favorisant l’entrée en scène de grandes coulées de pierres qui semblaient figées dans leur élan et qu’on traversa aisément, accompagnés par le crissement de nos semelles.
Vu plus tard du versant opposé, cette épaule de rocailles grises parcourue par les stries multiples des troupeaux ressemblait étrangement à l’épiderme ridé d’un pachyderme aux proportions faramineuses.
À l’approche du dernier vallon, fermé par le sommet de la Mulatière, un poteau surgi de nulle part nous barra le passage et nous força à piquer à gauche. Trop longtemps contenu dans le déroulé paresseux de son sentier balcon, le dénivelé se rebella et s’envola enfin sans plus s’embarrasser du moindre virage.
Une suite de petits cairns jaillirent comme autant de points à relier les uns aux autres. Les cent cinquante derniers mètres d’ascension s’effectuaient à vue, avec ou sans lacet, à travers les champs grisonnants et piquetés de la végétation rase et rare des espaces sommitaux.
Je taillai la route devant en mariant parfaitement mon pouls à mon pas, l’un et l’autre contenu dans un équilibre maîtrisé. Je rejoignis ainsi la construction étrange et circulaire, aperçue dès le départ depuis la chapelle et qui couronnait le Cheval Blanc. Une cabane ? Une table d’orientation ? Aucun de nos pronostics ne survécut à la réalité de la chose. Je décidai d’attendre Raphaèle pour lever le voile de ce mystère.
Je l’aperçus plus bas, les mains sur les hanches, signe d’un effort de sa part plus prononcé. La barrière des 1100 mètres avait été franchie. C’était sa frontière, la ligne invisible au-delà de laquelle chacun de ses pas était un peu plus coûteux et où le mental, dans la mécanique hybride de son corps, devait venir en renfort du physique.
Je regardai sa silhouette minuscule avalée par l’immensité de l’alpage. Derrière elle, de nouvelles lignes de sommets aux traits rocheux affirmés jaillirent, annonçant le Mercantour. Dominant son monde, la silhouette débonnaire du Mont Pelat y affichait ses plus de trois mille mètres sans le moindre tape-à-l’oeil.
Raphaèle me rejoignit à la patience, toujours animée de cette détermination sans faille qui la caractérisait depuis qu’elle s’était prise de passion pour la montagne. J’extirpai sa doudoune de mon sac, lui enjoignant de se couvrir rapidement avant d’attraper froid.
Jusqu’alors discret, le vent avait pris du galon une fois les crêtes atteintes, balayant à coup de rafales brusques tout ce qui dépassait de la moquette de cailloux recouvrant le sommet. À l’exception bien sûr de l’insolite construction qui dressait son enceinte circulaire près d’eux et sur laquelle on reporta notre attention une fois l’âpreté de l’effort de l’ascension retombé.
Une inscription sur la porte métallique verrouillée indiquait l’adresse d’un site internet : galatee-observatory.org. L’étrange forme, visible depuis la vallée, était en fait dans l’attente d’accueillir un observatoire pilotable à distance.
Un projet un peu fou destiné à s’affranchir des problèmes d’accessibilité physique tout en exploitant un « bon site » astronomique réputé pour la qualité de son ciel. Initié en 2004 sous la férule des passionnés de l’Association des Astronomes Amateurs Automaticiens, le projet était toujours en cours de réalisation.
À 2323 mètres d’altitude, le sommet du Cheval Blanc regardait vers l’ouest, très haut au-dessus de la vallée de la Bléone qui s’ouvrait au-delà d’un entrelacs de combes et de plis recouverts d’une couverture boisée. Le téton du sommet de Cucuyon en émergeait, surmonté par la façade abrupte de celui de Couard.
Derrière nous, les reliefs mourants des Préalpes s’évanouissaient dans une clarté aveuglante où peinaient à se distinguer les Monts d’Ardèche. Raf pointa un doigt vers le nord en citant les noms de reliefs familiers précédemment gravis ensemble – sommets du Dévoluy, Piolit, Grande Autane – tout en s’agaçant de buter parfois sur ceux qui lui échappaient.
Les Écrins demeuraient ainsi un univers de fantasmes où se déployaient en batterie des noms évoquant l’alpinisme, l’engagement et le merveilleux. Nous contemplions en silence le sommet ébréché de l’Olan, la table sommitale dentelée du Sirac, les épaulettes glaciaires de l’Ailefroide ou encore la majesté plus distante de la Barre des Écrins.
Malgré notre éloignement, nous couvions du regard les cimes du Queyras, reconnaissables plus à l’est, avec autant d’appétit. Peut-être aussi parce qu’elles nous paraissaient, à tort ou à raison, plus abordables. Plusieurs d’entre elles nous échappaient encore, soit parce que hors de portée d’une sortie à la journée depuis la maison ou simplement par le degré d’engagement qu’elles exigeaient.
La galaxie de sommets orbitant autour du Cheval Blanc nous donnait le tournis, convoquant à la fois une irrépressible envie de gravir chacun d’entre eux et la sentence définitive qu’une vie entière n’y suffirait pas.
LA CHEVAUCHÉE DES CRÊTES
Capuche vissée sur la tête pour se protéger des bourrasques de vent, Raphaèle donna le coup d’envoi du chemin du retour. Quelques cairns disposés à intervalles réguliers jalonnaient la crête mais semblaient dénués de toute utilité face à l’évidence du cheminement.
S’affaissant en douceur sous le sommet du Cheval Blanc, l’arrondi immense de l’arête, mélange d’herbe couleur paille d’un côté et de blocs de calcaire désagrégés de l’autre, offrait une progression rassurante. On s’y laissa couler en douceur en profitant de vues que la rupture plus sèche de la pente en versant ouest rendait largement généreuses.
Un fort sentiment d’isolement imprégnait ces prairies nues survolées parfois par un gypaète. Une ambiance tellement inféodée à ces montagnes des Alpes-de-Haute-Provence qu’elle nous rappelait nos expériences précédentes aux Monges mais aussi, et surtout, au Chiran et au Mourre de Chanier, ces mémorables territoires des loups.
L’arrondi des vagues de reliefs dans les combes dévalant à notre gauche poussait maintenant devant lui les ombres de la fin de journée. Les secondes défilaient à chacun des pas que nous enchaînions en direction du sommet des Croquets, convoquant à nouveau un dénivelé positif que nous pensions pourtant relégué derrière nous.
Sans aucune brutalité, les arêtes du Cheval Blanc semblaient vouloir nous retenir dans leur royaume de vent et d’altitude. On dépassa la sortie de la crête de Chabane, capharnaüm inhospitalier de pentes raides dressant en son centre l’esquisse d’une arête rocheuse délitée.
La confirmation qu’il n’y avait strictement rien à attendre de ce passage sinon des risques inutiles et des chutes de pierres. Le visage du versant ouest se durcissait à partir d’ici, ne laissant rien apercevoir sinon une impasse pour le marcheur.
Soudain un bruit de sonnailles porté par le vent nous fit prêter attention. L’écho indistinct de bêlements répondait à celui, plus marqué, d’aboiements insistants. Forçant le regard vers le sud, j’aperçus des brebis quittant sans empressement un sommet anonyme vers lequel s’arrondissait notre arête.
Sentinelle blanche discrète mais vigilante, un patou attentif fermait la marche avec la truffe et le regard tourné vers nous. Silhouette immobile autour de laquelle jappaient deux chiens montés sur ressort, le berger en contrebas ne quittait pas ses bêtes des yeux.
Instinctivement Raphaèle chercha ma main, rendue inquiète par la proximité des chiens. Je la rassurai en expliquant qu’ils passeraient plus loin, que l’écart opéré par la crête nous tiendrait à distance le temps que les bêtes aient définitivement quitté le sommet. Et c’est exactement ce qui se passa.
Le passage de relais fut parfaitement exécuté tandis que nous prenions pied sur ce point haut seulement matérialisé sur la carte par l’altitude 2282. On resta là quelques instants à contempler en-dessous de nous le spectacle des bêtes emmenées par les chiens en direction de la cabane et de l’enclos où elles passeraient la nuit.
Une parenthèse de vie dans ces espaces jusque là frappés par le sceau du dénuement. En même temps, nous avions devant nous la démonstration harmonieuse d’une activité humaine ancestrale intimement et parfaitement intégrée à son environnement. Pas un son, pas un mouvement qui ne paraisse s’ancrer profondément à la montagne, s’enraciner dans une histoire commune qui puisait ses origines dans le gouffre de la nuit des temps.
Il y avait quelque chose de naturellement beau et de fluide à voir un troupeau parcourir les estives et d’autant plus encore dans le chatoiement tamisé des proches lumières du soir. Le tableau disparut une fois le relief dépassé.
La suite de l’arête déroulant jusqu’à la Montagne de Tournon se dévoila, nouveau chapelet de bosses et de creux prolongeant le plaisir de cette marche entre ciel et terre pour quelques précieuses minutes encore.
Tout à l’euphorie de cette progression sans repère, il pourrait vite arriver de rater l’invitation des balises à quitter les crêtes. Mon regard exercé à traquer le moindre indice dans le paysage ne manqua heureusement pas la marque peinte sur la pierre, à l’endroit précis où la dernière épaule basculait à l’est, vers le Bois de Ravier.
On décrocha l’un après l’autre, s’engageant frontalement et face au lointain Mont Pelat sur les premiers mètres d’une pente qui, tout en étant marquée, n’était pas non plus véritablement soutenue.
L’ART DE DESCENDRE DU CHEVAL
À l’image du reste de cette randonnée, la descente se démarquait autant par sa douceur que par sa longueur. Le virage y restait rare et à l’initiative du marcheur, le sentier absent. Des cairns réguliers affirmaient un axe inflexible, plus court chemin possible vers la ligne de résineux qui, une fois franchie, refermerait la porte du sommet du Cheval Blanc.
L’heure était à l’apaisement et aux lumières chaudes qui embrasaient les esprits. À la satisfaction d’une journée couronnée de succès s’ajoutait maintenant la caresse délicieuse du soir qui s’apprêtait à succéder à l’après-midi. Un moment précieux.
Un soupir exaspéré vint interrompre l’instant, me faisant me retourner. La descente qui s’éternisait était venue à bout de la patience de Raf. Ça marronnait et ça ronchonnait, pressé d’en voir le bout. Je souris sans chercher à dissimuler mon amusement : la scène n’était pas nouvelle et l’intersection du Bois de Ravier de toute façon tout proche. Il suffirait ensuite de marcher dans les pas de l’aller pour retourner à la voiture.
À cette heure les contrastes étaient plus prononcés que le matin. Dans notre dos à la montée, la Montagne de Cordeil apparaissait désormais de face, la lumière du soir dessinant des ombres plus marquées sur sa pyramide sommitale qui semblait émerger d’un costume cousu d’arbres.
Si une pointe de fatigue commençait à s’immiscer sournoisement sous mes pieds, je n’en montrai rien, dévalant d’un pas encore étonnamment léger le chemin caillouteux ramenant vers la Saule. Derrière moi, perdue plus souvent qu’elle ne l’aurait souhaité dans ses pensées, Raphaèle s’étonnait à chaque fois de se laisser distancer aussi rapidement.
Plus bas, l’ombre étirait lentement son rideau noir sur la plaine de Thorame. Château Garnier, grignoté à moitié, n’en avait plus pour très longtemps avant d’être privé de soleil jusqu’au lendemain matin. Nous-mêmes venions de basculer sous la lumière, éprouvant immédiatement la fraîcheur de l’air qui accompagnait le déclin de la journée.
Tout en bas du sentier, le Plan de Saint-Thomas s’était assoupi sous un voile de pénombre. La chapelle accueillait à son tour la tombée imminente de la nuit comme elle le faisait depuis des centaines d’années.
Un dernier éclat rougeâtre colora les sommets lointains du Haut-Verdon au moment où nous atteignîmes le cimetière près duquel nous avions stationné notre véhicule. Timing impeccable d’une journée au terme de laquelle la case du Cheval Blanc pouvait désormais être cochée sur le grand puzzle de nos explorations mutuelles.
CHEVAL BLANC : GUIDE PRATIQUE
Accéder au Cheval Blanc
Je suis venu depuis le secteur d’Aix-en-Provence avec notre voiture. Pas le temps de chercher à mieux faire. Mais surtout pas possible. À moins de ne pas être pressé. Je m’explique : en voiture ça roule à peu près. Qu’on vienne d’Aix ou de Gap, l’A51 dessert Digne puis la Route Napoléon – la fameuse, celle qu’on voit tout le temps dans « Des Racines et des Ailes » – fait le job jusqu’à Barrême. Selon l’époque, l’heure, les travaux et le nombre de camping-cars, c’est un trajet qui se fait bien et assez vite. Ensuite la route reste bonne jusqu’à Saint-André-les-Alpes. Au-delà le réseau se rétrécit et c’est une petite départementale qui roule pas mal qui conduit jusqu’à Château Garnier. Il nous a quand même fallu deux heures pour y arriver. Au compteur final, c’est mine de rien 4h de voiture dans les pattes.
Mais comme je disais plus haut, ce ne sera guère possible de faire autrement si vous visez l’aller-retour dans la même journée depuis chez vous. Pour celles/ceux qui ont le temps – et la motivation – il y a moyen de se rapprocher de Château Garnier en train/bus depuis Digne ou Marseille. Mais vous n’irez pas plus loin que Saint-André-les-Alpes ou Thorame-Haute – arrêt sur la ligne du Train des Pignes. Au-delà il faudra lever le pouce ou marcher. Et longtemps.
Topo pas-à-pas
Voici un descriptif aussi précis que possible de l’itinéraire qu’on a suivi ce jour-là. J’y adjoins une carte avec un tracé et des points de référence plus bas. Je garde une trace GPX disponible pour celles/ceux qui me la demanderaient. Merci de m’écrire pour cela par mail à l’adresse : contact_at_carnetsderando.net
Depuis le petit parking du cimetière, dépasser la chapelle Saint-Thomas et emprunter le large chemin qui la prolonge. Il est balisé rouge et jaune aux couleurs du GR® de Pays Grande Traversée des Préalpes. Au poteau signalétique Plan de Saint-Thomas, prendre à droite direction Cabane du Cheval Blanc (balisage jaune) (1)
Le sentier s’élève entre de gros chênes, franchit une côte et l’ancien canal de La Bâtie. S’écartant à gauche il traverse un grand espace ouvert avant de plonger sous les résineux en amorçant l’ascension de la colline de Côte Rousse. Après quelques lacets, il adopte une trajectoire ascendante plus rectiligne et dépasse le ravin du Riou d’Avis sur une épaisse lèvre rocheuse. S’élevant ensuite à travers une végétation plus clairsemée de petits résineux, il finit par couper le haut du versant est de La Saule et rejoint une piste au nord de ce petit sommet (2)
Suivre cette piste à droite jusqu’à un espace plus large traversé par une clôture qui peut, selon la saison, barrer le passage. Laisser la piste et repérer un portique pour les randonneurs sur la gauche. L’emprunter et poursuivre par un chemin ascendant et balisé jaune. Escalader la colline de Favier, en dépasser le sommet et par une succession de bosses, émerger du bois et atteindre l’intersection de Bois Favier (3)
Continuer tout droit par le sous-bois. À sa sortie, suivre le sentier qui monte de quelques mètres au-dessus du Ravin de l’Ajasson puis traverser celui-ci. Viser le poteau signalétique qu’on aperçoit de l’autre côté du ravin (4)
Suivre le balisage jaune à gauche en s’élevant à la lisière du mélezin. Au niveau d’un système d’abreuvoirs en escalier, arrondir à gauche pour grimper la croupe puis, à sa sortie, monter à vue à droite, sous les premiers mélèzes, pour tirer jusqu’à la cabane du Cheval Blanc (5)
Contourner la cabane par la gauche ou la droite, peu importe. Une fois passé derrière, au niveau d’un replat herbeux, dépasser un enclos/parc à moutons qu’on tient à main gauche en visant, au-delà, l’entrée d’un petit pierrier appuyé contre une pente. Un cairn doit y être visible pour signaler la reprise du sentier.
Rapidement appuyé sur une ligne de niveau, le chemin entreprend de contourner une première croupe issue, plus haut, de l’arête de Cheval Blanc. Suivre le chemin tandis qu’il s’élève lentement en s’appliquant toujours à suivre la courbe de niveau et la courbe du terrain. On finit par se rapprocher de l’extrémité nord de la Montagne de Cheval Blanc. Au niveau d’un poteau de signalétique (6), cesser de suivre la courbe de niveau et tirer brusquement à gauche pour grimper directement en direction du sommet. Des cairns disposés régulièrement permettent de tenir un axe jusqu’à Cheval Blanc et l’observatoire sommital (7)
Suivre ensuite la crête plein sud. Descendre jusqu’au point coté 2219 et remonter jusqu’au sommet des Croquets (8). Viser le point haut suivant en descendant d’abord légèrement, puis en tirant légèrement à droite pour suivre la crête au plus près. Atteindre un cairn au point 2282 (9)
Poursuivre en direction du sud par les crête. Après une plus longue descente, rejoindre un nouveau cairn au niveau du point coté 2174 (10). À partir de là, basculer à gauche et commencer la descente de la longue croupe s’affaissant depuis les crêtes. Tirer d’abord légèrement en biais sous le point haut pour aller prendre pied sur la croupe proprement dite. Suivre ensuite un axe assez direct pour descendre. Des cairns régulièrement placés aident à garder le cap. On retrouve un sentier avec les premiers arbres jusqu’au poteau signalétique de Bois Ravier (3).
Prendre à droite et suivre le chemin de l’aller en sens inverse pour retourner jusqu’à la chapelle Saint-Thomas.
RECOMMANDATIONS PARTICULIÈRES
Je ne vois pas grand chose à ajouter sur cette présentation. Peut-être un mot pour mieux cibler la difficulté ? Techniquement, cette boucle n’a rien d’insurmontable. Le balisage est de bonne qualité et quand il n’y en a pas, des cairns prennent le relais et, dans tous les cas, l’itinéraire reste parfaitement lisible grâce à l’ouverture paysagère. Le topo et la cartographie devraient être suffisants pour la plupart d’entre vous. Et la trace GPX reste disponible à la demande pour les plus frileux/ses.
C’est davantage physiquement qu’il faudra être d’aplomb. Si le parcours reste la majeure partie du temps bien roulant, il n’en demeure pas moins que ce sont plus de 1300m de dénivelé et 20 kilomètres qu’il faudra sortir pour cet itinéraire. Des chiffres qui ne s’adressent donc pas à des marcheurs/ses débutant(e)s. Pour moi l’ascension du Cheval Blanc concerne déjà des randonneur/ses de niveau intermédiaire++
Selon la saison vous pourrez avoir de la neige là-haut. Pensez-y. Sur les crêtes il n’y a pas grand chose pour se protéger du froid ou du chaud. Prévoyez donc en conséquence pour vous protéger de l’un ou de l’autre. L’eau est rare par ailleurs. À moins de demander à la cabane mais bon si tout le monde fait ça y’a des chances que ça finisse par agacer le berger.
À propos de berger, il n’est pas exclu de croiser les troupeaux et les chiens de protection sur les crêtes. Adoptez les gestes de prudence habituels : ne traversez pas le troupeau – si possible – ne courez pas, laissez-vous sentir par les chiens, parlez leur doucement et tout se passera bien. Merci enfin de respecter l’intimité du berger à la cabane lorsque celle-ci est occupée. Lorsque ce n’est pas le cas, veillez à laisser le lieu tel que vous l’avez trouvé en arrivant.
HÉBERGEMENT ASSOCIÉ
Je n’ai pas dormi sur place mais j’ai repéré cette adresse pas loin de Thorame-Basse qui peut convenir aux randonneurs. À condition de se trouver dans la période d’ouverture évidemment. Un peu plus de trois hectares de nature pour poser sa tente ou investir un chalet, le temps d’une nuit ou de plusieurs selon l’envie. Ça me paraissait intéressant d’en faire mention. Comptez dans les 8,20 euros pour une tente sans l’électricité et à partir de 50 euros pour un chalet. Ça peut monter selon la saison. Informations et réservation : 06 87 42 02 48 ou par mail : contact@campingduvillard.com
Bonjour
Bravo pour ce site très intéressant et qui donne envie
y a t il une adresse mail sur laquelle communiquer avec vous sans encombrer le site ? Nous sommes à la recherche d’une jolie boucle de 3/4 jours dans le pays de Digne pour le moi de Mai/Juin.
Merci d’avance
Hervé
Bonjour Hervé,
Oui bien sûr ! Vous pouvez m’écrire à l’adresse contact_at_carnetsderando.net
N’hésitez pas !
Amicalement,
David